Mélanie Noël
La Tribune

Docteur, si cette opération ne me guérit pas, je me tue. » C’est la phrase que Rose* a dite au Dr Ghislain Devroede lors de leur première rencontre.

Le dossier de Rose avait atterri dans le bureau du chirurgien colorectal, car ses collègues ne savaient plus quoi faire avec elle et ses maux de ventre.

On lui avait déjà enlevé l’utérus et les ovaires et on croyait qu’une colectomie totale pourrait améliorer son sort. Rose avait de graves problèmes de constipation, elle allait à la selle une fois tous les deux mois, les douleurs étaient insupportables.

« Cette phrase, c’était du chantage. Au lieu de l’opérer, je lui ai parlé. Et après un certain temps, elle m’a confié qu’elle avait été violée par son père », se souvient le Dr Devroede.

« Cette première rencontre a eu lieu en 1981. Rose avait 36 ans et c’est la première fois de sa vie qu’elle disait à quelqu’un l’horreur de son enfance. La conversation entre le médecin et sa patiente dure depuis 38 ans. Et jamais le chirurgien n’a opéré celle qui a maintenant 74 ans.

« À l’époque, rien dans la littérature médicale ne suggérait un lien entre les maux de ventre et les abus sexuels. Aujourd’hui, les études démontrent que la moitié des gens qui souffrent d’un côlon irritable ont été agressés sexuellement. Depuis Rose, j’ai rencontré beaucoup de personnes abusées et je sais l’importance pour elles de dire ce qui est arrivé. Ça fait partie de la guérison. En 1981, elle m’a dit craintivement son histoire. Aujourd’hui, elle accepte de faire l’entrevue, c’est un pas de plus », précise le médecin.

« Je me libère »

« Je me libère », ajoute doucement Rose, précisant que ni ses enfants ni son mari, de qui elle est séparée, ne sont au courant.

La première fois qu’elle a été agressée, elle avait 4 ans. Quand elle est arrivée avec ses vêtements souillés de sang et de sperme et qu’elle a dit à sa mère ce que son père avait fait, celle-ci lui a ordonné de mettre son linge dans la laveuse en la traitant de petite menteuse.

« Tous les soirs, vers 23 h, il entrait dans ma chambre. Ma sœur était couchée à côté de moi. Il me mettait une main sur la bouche. Me tournait sur le ventre. Et me sodomisait. Ma mère savait. Elle n’entrait pas pour pas déranger. Parfois elle faisait de la couture jusqu’à ce que tout soit terminé. »

Quatre de ses sœurs ont subi le même sort, mais comme Rose était l’aînée, elle était la victime préférée de son père. « Mes sœurs étaient dans la même chambre que moi. Et j’avais l’impression qu’en me laissant faire, je les protégeais. Elles m’ont déjà dit que si je n’avais pas été là, elles seraient mortes et je crois que c’est vrai, car elles étaient plus fragiles que moi. Je faisais ma brave, mais j’étais morte de peur. Et ma grand-mère me disait : pleure pas, car il va te tuer », raconte, toujours doucement, Rose.

Ses grands-parents, chez qui Rose allait deux jours par mois, savaient. La grand-mère lui disait de ne pas pleurer devant son père. Son grand-père la berçait et lui disait qu’elle avait le droit de pleurer avec lui. « J’ai beaucoup pleuré avec lui. Mes grands-parents m’ont sauvé la vie. Pendant deux jours par mois, je pouvais être tranquille. Et le reste du mois, je pensais à ces deux jours et ça me donnait de l’espoir », souligne, les yeux humides, celle qui a été agressée jusqu’à ses 20 ans.

« Ça coule encore un peu », note le Dr Devroede en remarquant les larmes de sa patiente.
« Il faudra pardonner »

La mère a uniquement protégé la plus jeune des soeurs en menaçant le père de le tuer s’il lui touchait et en faisant dormir la petite soeur dans la chambre de ses frères et non celle de ses soeurs, où les viols étaient commis.
Son père est mort subitement vers le milieu des années 1980 sans que Rose n’ait pu le confronter. Elle lui a écrit une lettre de 12 pages.
« Après l’écriture de la lettre, Rose n’a plus été constipée », mentionne le médecin qui a adopté le « modèle le plus moderne de la médecine qu’est le modèle biopsychosocial, en laissant tomber le modèle biomédical un peu trop scientiste, simpliste et passéiste ».

« Je suis aussi allée régler mes comptes au cimetière. J’ai hurlé : rends-moi ce que tu m’as volé. J’ai donné des coups de poing sur la tombe », ajoute Rose.
Avant que sa mère décède en 2006, Rose a trouvé la force d’aborder le sujet avec elle. « Elle a admis qu’elle était au courant. Elle m’a demandé pardon. Mais j’ai refusé de lui donner. Je ne suis pas capable de leur pardonner », affirme-t-elle.

« Il faudra pardonner », note le médecin.

« Je ne suis pas capable. Je ne suis pas rendue là », répond la patiente.

Avec les années, Dr Devroede a partagé certaines de ses souffrances à lui avec sa patiente. « J’ai été maltraité par mes parents. Ma mère ne voulait pas d’enfant. J’ai appris avec le temps que de raconter mes souffrances aidait mes patients à se raconter. Et les soignants se soignent à travers ceux et celles qu’ils ou elles soignent », souligne le médecin d’origine belge qui, après avoir été formé en chirurgie générale en Pennsylvanie et en chirurgie colorectale à la Mayo Clinic au Minnesota, travaille au CHUS depuis plus de 45 ans.

Rose a demandé au Dr Devroede, qui est aussi auteur, d’écrire un livre sur sa vie. Il a accepté de le faire. Avec elle.

« Le titre du dernier chapitre est inspiré de notre rencontre d’aujourd’hui. Je veux être entendue, pas seulement écoutée. »

Les maux de ventre ont disparu. Un livre est en écriture. On parle de guérison. Mais le médecin ne s’attribue pas le mérite.

« Un docteur ne peut pas guérir qui que ce soit. Il ne guérit pas, il soigne. C’est le patient qui guérit », conclut le chirurgien qui préfère l’humain au bistouri.

*Rose est un nom fictif. Même si la patiente a accepté de dévoiler son visage, elle préfère ne pas donner son vrai nom et La Tribune a respecté son souhait.